Alice, tue-moi
Alice, tu es moi
Ma fille, calme-toi
Ta vie, coule en moi


Alice,

J’ai compris à ta naissance ce que tu allais devenir, et par-là même, qui j’étais devenue. Si tu lis ceci à l’heure actuelle, c’est que tu as reçu ce que je t’avais légué, ce qu’un jour moi-même j’avais reçu, un poème désespéré qui savait que ce qui se passera s’était toujours passé.

Alice, je suis toi.

Je t’écris ces mots que je sais justes car je les ai lus il y a de cela 45 ans. J'ai créé ce site le jour de ta naissance, j'y ai déposé ce que tu allais lire vingt-cinq ans plus tard. Lorsque comme toi je me vis lire ce texte que je croyais avoir été écrit par ma grand-mère, je décidai d’abord de ne pas y croire. Mais j’ai fait, comme toi bientôt, ce que ces écrits disaient de faire. Je suis retournée là où notre esprit s’était éveillé pour la première fois, dans la souche à côté de laquelle Borgès nous intima de voir dans la réalité comme un phénomène plus étrange qu’on eût voulu le croire.

J’étais restée assise sur cette même racine, à lire ce même livre de Borgès qui nous avait touché. Mais le temps avait passé – pas comme il passe, certes – mais il avait passé. Je ne sais pas ce qu’il se produisit. Je me suis réveillée déboussolée, sortant de cette souche où je m’étais assoupie. Je ne me rappelle pas m’y être endormie, je me souviens uniquement de ce sentiment insoluble, l’impression diffuse d’être sortie d’un rêve.

Le premier passant que je croisai en rentrant était un homme dans la trentaine, habillé comme dans les films de mon enfance. Je lui dis que j'étais restée faire un somme prêt du Crêt du Cervelt, que j’étais désorientée, que je ne savais plus quel jour on était. Je lui demandai aussi pourquoi il s’était habillé de la sorte. Il me parla dans une sorte de patois véhément en me demandant pourquoi moi je n’avais pas mes habits du dimanche, surtout le jour de la Saint-Louis, qu’au village on parlera de moi avec ces vêtements bariolés, que depuis la guerre tout le monde avait perdu la tête de toute façon. Je crus d’abord que j’avais croisé un fou.

Mon premier réflexe fut de m’être souvenu de cette même lettre. Telle une prophétie, je ne pouvais pas m’empêcher de divaguer la tête vide en me demandant si j’étais devenue folle d’avoir lu la veille le récit exact des évènements qui allaient se produire à cet instant-là, cette même perte de contrôle, cette même impression de devenir dingue. Mon esprit ne parvint plus à rendre stable un monde qui alors me filait entre les doigts. Je me rappelle m’être accrochée à ces mots en particulier, m’enveloppant dans une aura de protection venue d’ailleurs, « Alice, ma fille, calme-toi », qui me rassurèrent, résonnèrent dans chacune des fibres de ma personne, et m’empêchèrent de sombrer. Je me rendis à l’hôpital ; je voulais venir rendre visite à cette personne amorphe que je n’avais jamais visitée, pour la présence, pour être proche d’un être qui semblait m’avoir connu plus que ce que je ne pensais. Je traversai ce Couvet méconnaissable, persuadée de plus en plus que j’avais oublié une occasion spéciale, tant tous les gens qui me croisèrent alors semblaient s'être déguisés. Je demandai alors, confuse, à tout le personnel de l'hôpital dans quelle chambre se trouvait Alice Rota, épouse de Joseph Rota, qu’ils étaient normalement ensemble et qu’ils faisaient partie de ma famille. On me rétorqua que le Dr Rota était en repos aujourd’hui, et on me demanda ma carte d’identité. Mon discours dut sembler incohérent car le personnel décida rapidement de m’interner, croyant à un épisode de folie narcissique qui devint graduellement de plus en plus réel, ma confusion vis-à-vis de ce que je vivais ne pouvant pas me laisser stable. On me mit sous sédatifs, lesquels me firent perdre encore plus la notion de ce plan de la réalité que je venais de traverser.

Ma folie dura un certain temps, et je ne savais plus qui j’étais ni ce que je devais croire. Je restai longtemps convaincue qu’on m’avait kidnappée, puis, peu à peu, j’oubliai cette partie de moi qui avait vécu ce que toi tu viens de vivre, ta jeunesse, ton enfance, mon enfance, pour croire ce que me disaient les soignants ; je fabulais, non je ne venais pas du futur, j’étais juste désorientée, plusieurs personnes souffraient de ces décompensations identitaires « à cause de la guerre » me disait-on. C’est le Dr Joseph Rota, alors fraîchement promu à l’unité de soin psychiatriques de l’hôpital de Couvet, qui prit soin de ma santé fragile. Mon premier internement dura environ quinze ans, à osciller entre folie et résignation, délires identitaires et tristesse d'être incomprise, bloquée devant le seul téléviseur de l'hôpital à laisser mon corps s'infuser des sédatifs administrés. Au long de ces années, mes libertés étaient pauvres et le personnel soignant rude. Joseph prit gentiment l'habitude de me visiter en dehors de ses heures de travail, restant à mon chevet, il me disait qu'il était comme convaincu qu'une part de moi avait raison, mais qu'il était trop compliqué de changer un diagnostic de folie posé par un médecin légiste, qu'il allait tout faire pour que je puisse sortir de là à la condition que j'arrête de parler de ma jeunesse "fantasmée". Révoltée, je fus d'abord outrée par son jugement. Les mois passèrent et finalement, je me résignai peu à peu. Nous nous fréquentâmes un moment, j'étais, je crois, en train de m'attacher à cet homme un peu rude mais passionné par son métier, sans grandes ambitions, un peu naïf mais assez doux. Je sortis partiellement de l'hôpital psychiatrique le 17 avril 1968.

Cette mise en liberté avait été avancée et facilitée par la direction de l'hôpital pour cause: j'étais tombée enceinte. Même si j'étais persuadée à ce moment-là que ce qu'avait été ma jeunesse était en fait un fantasme, je décidai donc d'appeler ma fille "Ecila" en hommage à ma mère, pour garder un peu de ma vie d'avant dans la vie d'après, comme un clin d'oeil à la Alice restée là-bas, sur les bancs de l'université. Ma fille naquit le 17 janvier 1968.

De plus en plus d'éléments cependant me firent resombrer dans la folie. Je me rendis compte que je vivais certaines des images qui m'avaient traversé l'esprit lorsque, petite, je m'amusais à griffoner en marge de mes cahiers d'école des figures fantasques. Les déjà-vus devinrent quotidien. L'éducation d'Ecila en prit pour son grade, hélas. Probablement que la mère que j'étais, pendulant entre la maison et l'hôpital, n'était pas si fonctionnelle. Je tenais néanmoins à voir cette enfant grandir, mais graduellement, c'est elle qui tint à me voir le moins possible. La dame de jour que nous avions engagée pour s'occuper d'elle était finalement beaucoup plus présente que moi, et notre relation s'effrita jusqu'à ce que, sans dire un mot, elle ne se présente pas à la fête que nous avions organisée pour son dix-huitième anniversaire. Je n'eus plus aucune nouvelle d'elle, et tombai en dépression. Joseph prit soin de moi dans cette période, mais les temps furent rudes. Parralèllement, les crises de folie et de déjà-vus redoublaient d'intensité, je décompensais face à cette réalité trop incohérente pour moi, j'existais comme en double-file, me voyant de l'extérieur. Joseph et moi décidâmes de passer les vacances de novembre 1989 à Berlin, pour changer d'air. Un soir, le climat social était tendu, et les premières manifestations éclatèrent ; ce fut la crise de trop, et je restai alors sur place, le regard ahuri, bouche bée, vivant cet énième déjà-vu à une intensité inattendue. La scène sous mes yeux était, au détail près, l'un de mes dessins les mieux réussis lorsque j'étais enfant. Nous revînmes immédiatement à Couvet, où je fus de nouveau hospitalisée lourdement.

Dès lors, je perdis complètement la notion du temps. Il me semblait que les neuf ans qui suivirent avaient passé tantôt comme une simple semaine, tantôt comme des décennies. Les doses de tranquilisant augmentèrent, ce qui me déconnecta encore plus d'une réalité à laquelle j'avais désormais abdiqué, n'y ayant plus aucune prise. C'est quand Ecila revint ce mois de juillet 1999, le mascara coulant sur ses joues et le ventre gros comme un ballon prêt à exploser que je compris. Je rassemblai les pièces du puzzle qui constituaient ma vie, reconnaissant celle qui naguère avait été ma propre mère, qui allait m'engendrer, persuadée enfin de la vérité que je détenais sur ma propre histoire, rassérénée curieusement par ce qui allait se passer. Le jour d'après, Joseph apprit tragiquement la condition de ce nouveau-né, m'expliqua la situation sur l'oreiller avant de s'endormir au milieu d'un sanglot. L'histoire, tragiquement et inéluctablement, se répétait. Je savais ce que je devais faire, que ce matin on me retirerait ce lobe temporal qui avait traversé l'éternité et qui se préparait à travailler sans fin dans les méninges d'une Alice Rota à chaque fois différente, à chaque fois la même. Je sus donc que proposer à mon mari pour trouver une solution à tout cela ; après tout, j'avais moi-même lu ces mots exacts il y a de ça bien longtemps, et le destin a cela de curieux qu'il ne demande guère notre avis, nous pousse chacun dans nos retranchements quotidiens alors même que nous croyons faire librement le mieux des données qui déterminent notre condition.

Je t'écris maintenant ce texte, sur un ordinateur que j'ai trouvé d'occasion, créé ce site sachant que tu allais nécessairement tomber dessus, en suivant mes indications. Je te prépare aussi ce papier sur lequel je suis parvenue à imprimer un code QR qui te redirigera vers ce que je suis actuellement en train de t'écrire, que je glisserai tout à l'heure dans le livre qui aura ouvert notre esprit à ce que la réalité a de parfois contradictoire, "El Aleph" de Borgès. Tu auras sûrement envie, après que je suis devenue amorphe et sans voix, de voir ce que j'écrivis donc sur ce carnet que j'essayerai dès à présent de garder toujours sur moi ; j'y glisserai ce poème, j'y mettrai la cote et la section à laquelle il appartient, afin qu'il t'amène au livre posté selon ma demande dans le catalogue de la bibliothèque de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Neuchâtel.

Désormais, dans quelques heures, déjà, mon seul héritage te sera greffé, car nous sommes nées à l'aube d'un certain 17 juillet 1998. Ta survie dépend de ma mort, comme ma survie dépendit de la tienne.

Je suis donc allée faire un dernier tour sur un bateau gonflable acheté pour l'occasion que tu auras l'occasion de retrouver à tes 25 ans, dans le garage à côté des outils de Joseph. Je me sais immortelle, mais ce soir, à l'aube d'un passé de flambeau incompréhensible, un souffle d'évanescence me passa sur le visage, le présent avorta en moi toute la confusion que notre condition temporelle nous eut imposée, pour ne laisser qu'une brise vespérale caresser indifféremment mes tempes et l'objet infini qu'elles recouvraient. Un dernier passage par la bibliothèque de l'Université me fit ensuite y déposer ce code QR qui t'amena ici, que tu trouveras dans un quart de siècle.ac

Alice... tu t'es souvent demandée comme moi quels étaient les mots achevants tes poèmes inachevés.

Je te les offre ici, avec tous les autres, avec la vérité de ce que tu vivras. En te souhaitant bon voyage, tout l'amour du monde qu'une folle grand-mère peut se souhaiter à soi-même et à sa descendance.

Poèmes

Tourner dans le vide

Et si j’étais la seule à tourner dans le vide ?
Je brûle mes yeux sur l’astre solaire
Mais tout au fond c’est bien la lune
Qui réchauffera la peau de nos lèvres
Un rayon et l’iris s’allume
Binôme du mouvement circulaire

Étais-je donc la seule à tourner dans le vide ?

Car je sens que mon sang
Mes aïeux et ce qui
Me sortira du flanc
Ne feront tous qu’un tour
Où à la fois je suis
De möbius le ruban
la guide et l’apprentie

Je n’étais pas la seule à tourner dans le vide

Je n’étais pas la seule
Et c’est à toi de voir
Si tu veux te mouvoir
Dans l’air de ton linceul

Je te retrouverais
Mes doigts prendront la plume
Si l’infirmière allume
La lampe à mon chevet

Il faut que je retrouve
La force d’être un guide
Là mon cerveau étouffe
Dans sa cage liquide

Dérive

Ivre fut le bateau se perdant dans le vent
Trop plein de sa trop lourde héritière pensant
Obsédée par l’essai de dissoudre en nageant
les dernières particules la constituant

Naufrage

Je vois mon naufrage vagabond
Et dérive comme une vague à l’âme
Le cercle
La vie l’offrait comme seul affront
La seule mer où nous naviguâmes

Et si t’aimer parut bien beau
De l’intérieur je me sauvais
Pour toi j’eus sacrifié ma peau
Ce que ton double naguère m’offrait

Je me crois bien peu immortelle
Mais sachant que tu liras ça
J’oublie ce que les nuits modèlent

Les rêves ont cela d’efficace
Qu’ils déguisent notre avenir
Les tiens furent bien trop perspicaces

Là où les miens sont dénigrés
Peu d’entre eux m’ont crue sur parole
Dans la terre où j’ai émigré

Je vois mon naufrage hésitant
Et dérivant sans savoir où
Le cercle
M’emmènera, combien de temps
Il me faudra pour voir la roue

Déjà vu

Je t’avais rêvée maintes fois
Comme une obsession solitaire
J’avais pensé ton corps solaire
Plus maigre et similaire à moi

Je te croyais toute autre
Et je fus troublée quand je vis
Que ces photos de toi
Me rappelèrent mes envies

J’ai déjà vu ces arbres, et les dessins que tu peignais
J’ai déjà senti les embruns des mers où tu nageais
Il est bien étonnant, de la part d’un esprit âgé
Que tes cris de détresse ressemblent aux miens quand je geignais

– Accuse-moi, je n’y suis pour rien
– Si toi tu ne sais pas d’où tu viens
– Suis l’instinct où ton pas se fait
– Pour que la boucle soit achevée


NELA126233 – 860(82)“19“BOR7Ale

Miro mi cara en el espejo para
saber quién soy – mi carne tene miedo
je regarde mon visage dans le miroir
Est-ce pour savoir qui je suis ou qui tu es
Peu importe, je fus dupe de mon grimoire

Tue-moi

Place-moi la lettre qui se tordait de sa douleur
Au centre du cœur du titre que tu écris sur moi
Tu saignais sans savoir, est-ce par sa pourpre couleur
Seule qui soit si juste à t’en souffler ma solitude
Tue-moi, tu m’achèveras donc même si tu es moi

Déjà vu

Je t’avais rêvée maintes fois
Comme une obsession solitaire
J’avais pensé ton corps solaire
Plus maigre et similaire à moi

Je te croyais toute autre
Et je fus troublée quand je vis
Que ces photos de toi
Me rappelèrent mes envies

J’ai déjà vu ces arbres, et les dessins que tu peignais
J’ai déjà senti les embruns des mers où tu nageais
Il est bien étonnant, de la part d’un esprit âgé
Que tes cris de détresse ressemblent aux miens quand je geignais

La fin

Dans un soir clair, je marche seul,
Cherchant l'écho, la voix éteinte,
Souffles du vent, rumeurs du sol,
Me guidant vers une âme étreinte.